Le Musicien-poète
Bach à Saint-Thomas de Strasbourg
Haut lieu de la Réforme et véritable cathédrale du protestantisme en Alsace, l’église Saint-Thomas de Strasbourg est une magnifique église-halle qui s’est déployée, du xiie au xvie siècle, en cinq vastes nefs. Sur le plan musical, sa réputation dépasse largement les frontières grâce à son grand orgue, œuvre en 1741 de Johann Andreas Silbermann, joué et admiré par Wolfgang Amadeus Mozart lors de son passage à Strasbourg en 1778.
Le programme de cet enregistrement fait écho à l’ouvrage fondateur d’Albert Schweitzer, « J.-S. Bach le Musicien-Poète » (1905), le premier à avoir analysé en langue française les liens unissant paroles et musique dans l’œuvre du Cantor. Il s’inscrit également dans la tradition du concert commémoratif du jour de la mort de Bach, instituée par Schweitzer à Saint-Thomas de Strasbourg : depuis 1909, chaque 28 juillet, une assistance considérable écoute avec ferveur, en fin de récital, l’ultime choral Vor deinen Thron (« Devant ton trône »).
Orgue Johann Andreas Silbermann (1741)
Église Saint-Thomas — Strasbourg
Programme ▴
[1 – 6] | Préludes de chorals (Orgelbüchlein) | 7′46 | |
Wenn wir in höchten Nöten sein | BWV 641 | ||
In dich hab’ ich gehoffet, Herr | BWV 640 | ||
Wer nur den lieben Gott läßt walten | BWV 642 | ||
Vater unser im Himmelreich | BWV 636 | ||
Alle Menschen müßen sterben | BWV 643 | ||
Ach wie nichtig, ach wie flüchtig | BWV 644 | ||
[7] | Pièce d’Orgue [Fantasia] | BWV 572 | 9′18 |
Très vitement – Gravement – Lentement | |||
[8 – 10] | Kyrie – Christe – Kyrie | 13′50 | |
Kyrie, Gott, Vater in Ewigkeit | BWV 669 | ||
Christe, aller Welt Trost | BWV 670 | ||
Kyrie, Gott, heiliger Geist | BWV 671 | ||
[11 – 13] | Sonate en trio no4 | BWV 528 | 11′09 |
Adagio / Vivace | |||
Andante | |||
Un poc’ allegro | |||
[14] | An Waßerflüßen Babylon | BWV 653 | 5′52 |
[15] | Passacaglia et Thema fugatum | BWV 582 | 13′38 |
[16] | Vor deinen Thron tret’ ich hiermit | BWV 668 | 5′04 |
Le Musicien-poète ▴
Le programme est conçu dans l’esprit des « Concerts Bach » à Saint-Thomas de Strasbourg, institués par Albert Schweitzer en 1909. Il accorde une grande place aux chorals, puisés dans les trois principaux recueils conçus par Bach à des périodes différentes de sa vie, l’Orgelbüchlein, la troisième partie de la Clavier Übung et l’« Autographe de Leipzig ». La lecture des textes de ces chorals (transcrits et traduits dans le livret d’accompagnement du CD) aide à saisir la thématique qui relie entre eux tous ces chefs-d’œuvre ; authentiques poèmes, particulièrement admirables et touchants lorsqu’ils sont lus dans leur syntaxe ancienne, ces textes vénérables ont inspiré à Bach d’extraordinaires méditations sur le sens de l’existence et des fins dernières.
Les miniatures de l’Orgelbüchlein (ici parmi les dernières du recueil), les trois grandes versions des invocations Kyrie-Christe-Kyrie et leur symbolisme trinitaire, ou encore l’adaptation du Psaume 137 Super flumina Babylonis (« Sur les rives du fleuve de Babylone »), expriment et décrivent avec une égale profondeur et un art consommé de la rhétorique la détresse et l’affliction, l’angoisse et le désarroi, les plaintes et l’exil, la fugacité de la vie et la fragilité de l’homme, mais aussi et par-dessus tout la confiance et l’espérance en Dieu. Le dernier combat y apparaît de façon sereine, comme une délivrance heureuse. Pour rythmer l’enchaînement de ces méditations et en prolonger la grandeur envoûtante, j’ai choisi trois œuvres non fondées sur une mélodie de choral : la Pièce d’Orgue en sol majeur, dont les trois volets pourraient évoquer un parcours initiatique au travers des trois âges de la vie, la Sonate en trio no4, qui emprunte en son premier mouvement la Sinfonia de la Cantate BWV 76 (« Les cieux racontent la gloire de Dieu »), et la Passacaglia en ut mineur, qui déploie merveilleusement les figures rhétoriques détaillées tout au long des quarante-cinq chorals de l’Orgelbüchlein.
Bach composa le choral Wenn wir in höchsten Nöten sein (« Quand nous sommes dans l’extrême détresse »), qui ouvre ce programme, à l’approche de sa trentième année. Au soir de sa vie, le maître de Leipzig revint vers cette mélodie pour composer cette pièce ultime ; il utilisa non le titre original mais celui d’un autre cantique adapté à la même mélodie : Vor deinen Thron tret’ ich hiermit (« Devant ton trône je vais paraître »), témoignant ainsi de sa foi dans la promesse de l’Éternité.
L’orgue de Saint-Thomas ▴
Martin Wetzel (1836/1860)
Alfred Kern (1979)
Le facteur strasbourgeois Johann Andreas Silbermann (1712-1783) reçut à l’âge de seulement vingt-cinq ans la commande du nouvel orgue de l’église Saint-Thomas, son premier grand chef-d’œuvre. Construite dans la continuité stylistique de celle d’Ebersmunster livrée par son père Andreas en 1732, la partie instrumentale de l’orgue de Strasbourg prit place dans des boiseries d’un genre nouveau, caractérisées notamment par les tourelles centrales trilobées du petit et du grand buffet. L’orgue de Saint-Thomas était riche de 31 jeux ; la composition du Positif, du Grand-orgue et de la Pédale, reconstituée en 1979, est donnée ci-dessous. Le troisième clavier était un dessus d’Écho de 25 notes et quatre registres (Bourdon 8, Prestant 4 et Cornet iii, plus une chape libre pour une Trompette, placée en 1780 par Conrad Sauer).
Au xixe siècle, le talentueux facteur strasbourgeois Martin Wetzel (1794-1887) effectua deux campagnes de travaux, dotant l’instrument des couleurs délicates et distinguées caractéristiques de l’esthétique romantique, sans toutefois altérer de façon irréversible l’œuvre de Silbermann dont le diapason, l’harmonie et la mécanique d’origine furent préservés. Lors de sa première intervention en 1836, Wetzel remplaça l’Écho de 1741 par un troisième clavier complet de sept registres (Montre 8, Bourdon 8, Cor de daim 8, Gambe 8, Flûte 4, Salicional 4 et Basson-Trompette 8), et il échangea les Tierces et les Cymbales de Silbermann par un Quintaton 8 et un Cor de daim 4 au Positif, et un Salicional 8 et une Flûte 4 au Grand-orgue. En 1860, ce sont les Nazards qui disparurent au profit d’une Flûte harmonique 4 au Positif et d’une Flûte traversière 8 au Grand-orgue ; dans le même temps, la Quinte 51⁄3 de Pédale céda sa place à un Violoncelle 8.
C’est pour cet orgue, privé de ses jeux de mutations mais enrichi d’une palette de timbres aux nuances subtiles, que s’enthousiasma Albert Schweitzer lorsqu’il le découvrit. À la fin de sa vie, il s’en souvenait encore avec émotion : « Qu’il était beau en 1893 quand je l’ai touché pour la première fois, invité par le brave organiste Adam. Il avait encore la sonorité du temps de Silbermann. Son troisième clavier avait un grand charme. Widor, quand il a entendu l’ancien orgue l’estimait beaucoup » (lettre du 8 août 1963 à André Stricker). Cette attribution à Silbermann de la paternité des jeux installés au xixe siècle pourrait prêter aujourd’hui à sourire ; mais Schweitzer n’aurait-il pas eu l’intuition, même inconsciente, que ces sonorités n’étaient pas si éloignées, toutes proportions gardées, des jeux de fonds variés que Bach affectionnait et réclamait ?
Au début du xxe siècle, on projetait le remplacement de l’orgue Silbermann par un orgue neuf de Walcker ou, au minimum, des travaux de pneumatisation. Schweitzer parvint en 1908 à le sauver de la destruction en imposant une restauration en l’état. Confiés à ses facteurs préférés Dalstein-Hærpfer, ces travaux furent exemplaires pour l’époque, même s’ils s’accompagnèrent d’une mise au diapason moderne, regrettée ensuite par Schweitzer. Mais ce que Schweitzer réussit à éviter en 1908, ses adversaires l’obtinrent en 1927 lorsque Georges Schwenkedel remplaça la mécanique de Silbermann par une traction pneumatique. Le même facteur ajouta, en 1938, un grand Récit expressif de 20 jeux puis, en 1956, Ernest Muhleisen installa une transmission électrique en portant l’instrument à 58 jeux sur quatre claviers.
La réflexion sur le retour aux sources fut engagée à partir de 1964 grâce à Elie Peterschmitt, conseiller presbytéral passionné par l’orgue ancien. Pleinement justifiée par la conservation de l’équivalent d’une vingtaine de jeux anciens et des sommiers d’origine (excepté celui de l’Écho), la démarche aboutit à la remarquable restauration achevée en 1979 par le célèbre facteur strasbourgeois Alfred Kern. Le Positif, le Grand-orgue et la Pédale furent reconstitués dans leur état d’origine ; quelques compromis furent toutefois adoptés pour le clavier d’Écho (un sommier neuf de 10 jeux prit place de part et d’autre du buffet), l’accord (réalisé en tempérament égal) et l’étendue du pédalier (porté de 25 à 27 notes).
i Positif de dos | ii Grand-orgue | iii Écho | Pédale |
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49 notes C-c′′′ | 49 notes C-c′′′ | 49 notes C-c′′′ | 27 notes C-d′ |
Bourdon 8 (*) Prestant 4 (*) Flûte 4 Nazard 22⁄3 Doublette 2 (*) Tierce 13⁄5 Fourniture iii Cromorne 8 (*) |
Bourdon 16 (*) Montre 8 (*) Bourdon 8 (*) Prestant 4 (*) Nazard 22⁄3 Doublette 2 (*) Tierce 13⁄5 Fourniture iv (*) Cymbale iii Cornet v d. ut3 (*) Trompette 8 b./d. (*) Clairon 4 b./d. (*) Voix humaine 8 (*) |
Bourdon 8 (*/°) Salicional 8 (°) Prestant 4 Flûte 4 (°) Doublette 2 Larigot 11⁄3 Sifflet 1 Cymbale iii Cornet iv d. ut3 Trompette 8 |
Soubasse ouverte 16 Octavebasse 8 (*) Quinte 51⁄3 Prestant 4 (*) Bombarde 16 Trompette 8 (*) Clairon 4 (*) |
Tiroir I/II – Cuiller III/II – II/P – III/P – Tremblant I & II – Tremblant III Diapason : 392 Hz pour le la3 – Tempérament égal |
(°) Martin Wetzel 1836
Les autres jeux ont été reconstitués par Alfred Kern (1979).
Presse ▴
Tout ici est éminemment symbolique (jusqu’au vocable de l’église, fût-il fortuit), tout respire un confondant respect musical en forme de triple hommage à Bach, Schweitzer et Silbermann – les deux premiers claviers, très largement du facteur alsacien, sont presque seuls utilisés : exigence est le maître mot de ce récital. Titulaire de cet instrument, François Ménissier « s’efface » avec une puissante discrétion devant l’œuvre de Bach et l’univers sonore de Silbermann, ressuscité par Alfred Kern. Rien dans son jeu, qu’il s’agisse du tempo (magnifiquement giusto), des registrations (lumineuses et sobres, poétiquement sonores) ou de l’articulation, ne vient « dénaturer » le texte pur au profit (supposé) de l’interprète. Quand tradition rime avec lumière et ferveur.
François Ménissier, titulaire de l’orgue historique Johann Andreas Silbermann de Saint-Thomas depuis 1989, dispose d’un merveilleux instrument, rare survivant de la douzaine de réalisations de ce facteur que comptait autrefois Strasbourg. […] Sans le moindre effet, François Ménissier convainc du bien-fondé de son entreprise. L’artiste privilégie les registrations aux lumières de vitrail, la clarté polyphonique (les chorals), la souplesse des lignes mélodiques (Fantaisie en sol majeur BWV 572), la netteté des plans sonores et la justesse de l’éloquence (respect scrupuleux des textes de chorals). Des tempos justes et une expression désarmante de naturel rappellent que l’intensité expressive se dispense du poids des intentions.
En musicien averti, l’interprète axe son programme sur un bon nombre de chorals et une sonate en trio, parfaitement conduite. Une prise de son bien adaptée évite le brouillage sonore dans les rares pièces jouées sur le plenum. 14 pièces, encadrées par deux versions emblématiques du même choral : petit clin d’œil, je dirais clin d’intelligence, à ceux qui apprécient la composition d’un programme bien pensé. […] Sous le titre du célèbre ouvrage d’Albert Schweitzer, ce programme vise à illustrer le pouvoir expressif des chorals, au travers de la thématique symbolique révélée pour la première fois par le célèbre docteur alsacien. Il veut aussi nous transmettre la grande tradition strasbourgeoise de l’orgue et du culte de Bach, dont François Ménissier est un des derniers maillons. […] Que ce soit dans les petits chorals de l’Orgelbüchlein, les grandes versions de la Clavier-Übung ou les trois autres pièces, François Ménissier sert la musique de Bach avec une grande sobriété, un calme communicatif et une paisible assurance : la force tranquille.
Menissier’s style is highly lyrical, routinely bringing out all the beauty of Bach’s music. The rhythmic flow is very appealing, and the readings are among the most comforting on record. At the same time, Menissier easily adapts to the more majestic requirements such as in the Passacaglia and Fugue in C minor. The most rewarding feature is what I refer to as the "Papa Bach" effect where the composer seems to beckon us with outstretched arms to enter his world of security and enlightenment. […]
Trio Sonata in E minor - Menissier immediately makes contact in the four-measure opening Adagio with a heart-wrenching sadness followed by the energetic Vivace. In the second movement Andante, Menissier employs delectable registrations to highlight the uplifting nature of the music. Best of all is the third movement Un poco allegro where Menissier offers the most vibrant and rhythmically active account I have ever heard, surpassing the exciting performance by Lionel Rogg. I think Menissier has struck gold with this work as he gets the most out of the Silbermann organ’s impressive resources. […]
To summarize, Menissier’s performances definitely hold their own when compared to the better Bach organ recordings in the catalogues. I would strongly recommend the disc except for my skepticism that the Silbermann/Strasbourg organ and venue are good choices for a Bach program. Those readers who favor smooth performances and a good deal of reverberation could well be thrilled with the disc. I do have to caution that the booklet notes and texts for the chorales are in French and German only. One thing is for sure - François Menissier is a major Bach performing artist who deserves our attention.
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